Mar IV audage
Il faisait très chaud dans ce
métro de banlieue et le garçon debout, près de la seule fenêtre baissée qui
donnait un peu d’air, avait croisé les bras derrière son dos et faisait
semblant de lire une publicité.
La jeune fille qui se tenait
près de lui ne se décida à parler qu’au bout d’un certain temps. Elle dit à
voix basse :
- Rendez-moi ma chaussure.
Le garçon lui accorda un coup
d’œil rapide, fronça les sourcils, écarta les jambes pour garder l’équilibre et
revint à sa lecture. La jeune fille dit un peu plus fort :
- S’il vous plaît,
veuillez me rendre ma chaussure !
Le garçon pensa : " C’est
une p’tite beauté. Si elle me parle encore une fois, en entre-ouvrant ces
lèvres-là, j’enfonce les mains dans ses
cheveux, je les lui emmêle, je l’embrasse, j’écrase mon nez contre son nombril et de là, je
tournerai comme un tourniquet sur tout son corps, tout son passé…".
Sans qu’elle s’en aperçut, il
introduisit la sandale dans la poche arrière de son pantalon et se frotta les
mains, comme pour dire : " Rien dans la gauche, rien dans la droite ".
- Quelle chaussure ?
Après un court silence, la jeune fille tapa de son pied nu sur le sol, et fronça les sourcils d’un air sévère.
- Comment quelle
chaussure ? Ma chaussure rendez-la moi et toute de suite !
Vous en
avez du culot !
Il pensa : " Ou
bien je délire, ou bien je suis réellement amoureux de cette fille. Comment ça se peut que je
l’aime déjà avec une telle force ? "...
Après quoi il se gratta la tête et pendant que la fille le regardait la bouche
ouverte de stupéfaction, il s’agenouilla. Prenant le pied déchaussé dans ses
mains, il se mit à considérer avec un sérieux sincère, l’objet de tant
d’émotion. Il fut sur le point de le baiser, mais il se retint et pensa à cet
instant précis : " Protège-moi mon Bonhomme, ne m’abandonne pas !
Permet-moi de transformer mon français hésitant ! Qu’il me vienne tout
naturellement. Qu’il coule avec grâce de mes lèvres. Qu’il prenne le rythme
des sonnets d’Apollinaire et qu’elle ne m’envoie pas dans le nez ce petit
lingot d’or que je tiens dans les mains."
Puis, bravant sa
peur, le
jeune homme sourit légèrement, mais elle, de son côté ne souriait pas
du tout.
Alors il se laissa tomber à ses côtés, en signe d’abattement. Une
seconde, puis d’un mouvement d’air doux, il approcha son visage de son
oreille à elle, et on eut pu croire presque qu’il l’embrassait. Il
murmura :
- Je comprends.
Il s’approcha un peu plus
encore et prenant la fille par les épaules, il se mit à lui parler dans sa
langue à lui, en espagnol, en implorant tous les dieux pour qu’elle
comprenne :
- On ne va pas descendre
avant le terminus... Ne me regarde pas comme ça. Pas comme si j’étais fou. Ne me
jette pas trop vite… pas maintenant.
Avant de penser quelque chose, permets
que je te garde huit jours près de moi. Me donneras-tu cette chance ?…
Comme si une troupe d’anges
étaient descendus dans la rame du métro, la jeune fille avança son visage tout
près de celui du garçon. Elle sourit et renversa la tête sur le dossier. Le
garçon se jeta sur elle, l’embrassa, la mordit aux lèvres. Elle lui mit ses
bras autour du cou et ses bras à présent l’abritait. Si sa bouche avait parlé,
elle aurait dit en riant aux éclats :
- Jetons à l’abîme un
siècle de nos vies !
(Morceaux choisis et/mais/ou bricolés
de "Noce", une nouvelle d'Antonio
Skàrmeta, Chili, 1984)